Vendredi 10 mai 1940. Trois heures quarante-cinq du matin.Je suis profondément endormi dans ma belle petite chambre, si claire et si gaie. Dans un demi-sommeil, il me semble entendre un bruit anormal. Je me dresse sur un coude. J’écoute. Dring, dring… Pas de doute, c’est bien pour nous. À trois heures quarante-cinq du matin, venir sonner ? Qu’y a-t-il ? Je me lève, j’écarte le rideau et je vois Mme H. qui continue de sonner. Je préviens ma mère, croyant que quelqu’un étant malade, on a peut-être besoin d’elle. Ma mère vient et j’écoute la conversation qui s’engage : « Écoutez, Mme T., il y a une alerte, il paraît que c’est sérieux, j’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir. »
Ces premières lignes amorcent ce que tu as intitulé « Journal (de guerre) d’un réfugié ». Encre noire pour « Journal de guerre ». Encre bleue pour les parenthèses et « d’un réfugié », signe d’un ajout ultérieur pour signifier la mutation de ce qui s’annonçait comme la chronologie d’un combat en la chronique d’un exil de trois mois. Tu as dix-huit ans, six mois et vingt-sept jours.
Samedi 25 mai 1968. J’ai dix-huit ans, six mois et vingt-sept jours et je suis ton fils. La nuit passée, à Paris, les pavés volent bas. La révolte et les revendications s’élèvent de la rue et de l’université. À Liège, à l’université que je fréquente, la vague de contestation déferlera à la rentrée de septembre dans une version édulcorée en comparaison de son modèle parisien. En attendant, au programme de ma journée, vraisemblablement, une réunion du mouvement de jeunesse auquel j’appartiens et la révision de mes cours. Les examens approchent.
10 mai 1940. Tu enfourches ton vélo et descends dans la ville de Spa à la recherche d’informations. On te dit que Bruxelles a été bombardé. Des escadrilles d’avions de la Luftwaffe traversent le ciel.
À neuf heures, on placarde des affiches : toutes les personnes de sexe masculin, de seize à trente ans doivent se rendre le plus rapidement possible à Wihéries en se munissant d’une couverture et de vivres pour quarante-huit heures. En hâte, chacun prépare une valise, un baluchon. Je rentre chez moi et je fais les derniers préparatifs. À dix heures, je fais mes adieux à mon père et à ma mère. Je veux me montrer courageux. J’essaye de faire de mon mieux pour paraître optimiste. Je n’y réussis qu’à moitié, car je pars et eux restent. Les reverrai-je ? Je les embrasse longuement, les larmes aux yeux, le cœur serré puis, vite, je saute sur mon vélo et je pars. J’arrive à la gare en même temps que le dernier train ; formé de wagons à bestiaux, de wagons de Spa-Monopole ou chargés de bois, il va partir. Je saute dans le dernier wagon et le train s’ébranle.
25 mai 1968. Journal parlé de la Radio Télévision Belge. Son correspondant permanent à Paris, Armand Bachelier, livre un de ses billets dont il a le secret. Armand Bachelier, c’est d’abord une voix identifiable entre toutes. Un phrasé unique, une scansion que recaleraient certains jurys de journalistes, lesquels n’auraient pas compris qu’il s’agit précisément là d’une des clés de son succès. Et surtout de l’écoute qu’elle inspirait : « C’est la bataille des casques blancs contre les casques noirs. C’est tragique et dérisoire. C’est effrayant et désolant. À l’aube, un commando de blue-jeans et de mini-jupes a complètement saccagé le commissariat du quartier Odéon. Ce matin toute la ville a la gueule de bois. »
Deux luttes à vingt-huit ans de distance. La première ébranle durablement ton quotidien et t’oblige à prendre, seul, la route de l’exil. La seconde me passe un peu par-dessus la tête et n’infléchit pas fondamentalement le déroulement de mes journées. En quoi ces expériences et celles qui les ont précédées et suivies laissent-elles des traces ?
Un père, un fils. Deux destinées. De l’une à l’autre, un héritage. Négligeons ses versants immobiliers et financiers pour considérer plutôt ses facettes immatérielles. Pendant trente et un ans de vie – âge et cours de l’existence obligent – de moins en moins commune, des fragments de ce patrimoine ont été partagés, perpétués et d’autres furent l’objet de mutations, de pertes, d’oublis. Ou, finalement, de réinterprétations.
Pour illustrer ces mouvements divers, les domaines où exercer notre observation ne manquent pas. Tentons un inventaire. À la Prévert, forcément non exhaustif. Le physique nous offre déjà un champ d’auscultation captivant : une posture altière ou soumise, une démarche dont des spectateurs attentifs témoignent : « Quand on le voit marcher, c’est son père tout craché ! ». Ou à l’inverse : « On ne dirait pas que c’est le fils de son père ». L’exploration peut s’étendre à un froncement de sourcils interrogateur ou intimidant, à un regard en coin complice ou au reproche contenu, à un jeu de mains nerveux dont les doigts indomptables traduisent l’inquiétude ou l’assurance. Ou du moins son apparence. Et que nous apprend notre voix de ses origines, de ses modèles ? Posée ou emportée, grave ou aiguë, audible ou inarticulée, anonyme ou reconnaissable entre toutes. Un débit d’omnibus ou une élocution à la vélocité à décrocher les oreilles des plus alertes. Une diction d’académicien ou… – pour ne vexer personne – différente, atypique, ce qui se révèle même quelquefois en être le charme. Sans compter les mots dupliqués de génération en génération au point de friser parfois la compulsion ou au contraire qui s’ingénient à s’écarter du cycle de la répétition. Que nous laisse entendre notre voix de celle de nos ascendants ?
Où vont se nicher les ressemblances et les originalités ? Dans une façon de conduire, comme ce tic – je n’oserais parler de toc – que tu avais, d’un geste qui aurait pu passer inaperçu, de vérifier régulièrement, longtemps après le démarrage, que le frein à main de la voiture était bien débloqué. Pour d’autres, ce sera une manière de tenir son crayon ou son stylo, entre posture académique et contorsion improbable. Comment lire nos filiations dans nos choix vestimentaires, entre préoccupation quotidienne d’assortir haut et bas et désinvolture qui ne conçoit même pas que cela puisse constituer un sujet de délibération matinale ?
Et que dire des traits de caractère qui semblent se transmettre d’une génération à l’autre et dont, quasi dès la naissance, certains parents sont friands de scruter les ressemblances et surtout de s’attribuer, tel un trophée, une implication maternelle ou paternelle ? Une impassibilité de garde suisse ou une émotivité sans retenue, une tendance à l’accumulation de choses « qui peuvent toujours servir » ou un affranchissement des biens matériels, une susceptibilité digne du réflexe rotulien ou une carapace émotionnelle à la hauteur d’un ego de pangolin : comment, durant notre enfance, l’exemple de nos parents, passé et repassé en boucle sur l’écran de nos projections fonde-t-il notre personnalité ? Comment leurs aversions ou leurs attractions décantent-elles pour déposer en nous des traces qui alimenteront nos propres phobies et nos fascinations ?
Pour qui veut explorer ces legs familiaux, l’inventaire s’avère sans fin : des obsessions opprimantes aux injonctions à visée libératrice, de la perpétuation de rituels ancestraux témoins d’une appartenance familiale ou sociale aux incitations à l’innovation, voire à la marginalité, de la défense et illustration de l’orthographe à une insouciance revendiquée à son égard, d’un plaidoyer par un témoignage en acte pour la lecture à une ignorance de ses bienfaits, de la transmission d’un carnet d’adresses pléthorique à un environnement social étriqué, d’une capacité à jongler avec les niveaux de langue adaptés aux publics rencontrés à un registre au jour le jour identique, de l’engagement pour des luttes solidaires sans cesse à reprendre à un repli sur le pré carré de la sauvegarde de ses intérêts, des principes éducatifs reçus sans discussion à l’invention d’un métier de parents élaboré à l’épreuve d’un quotidien souvent imprévisible et sans arrêt à apprivoiser… Il y a de quoi faire… ou défaire ! Le lecteur trouvera aisément à compléter ce catalogue à peine ébauché.
Au-delà des objets de la transmission, il y a la manière. Comment suis-je devenu celui ou celle que je suis ? Quelle est la part de cet acquis – acquis de qui ? – qui se dispute toujours avec un inné incertain ? D’une génération à sa relève, comment s’opère le passage des uns aux autres ? Par les avenues à larges bandes d’un enseignement directif ? Par une démonstration par a+b des vertus d’un comportement ? Par des injonctions plus ou moins maîtrisées ? Par des suggestions qui, de suggestions n’en laissent voir que l’apparence, mais recèlent en réalité une pressante exhortation ? Ou alors, loin des allées magistrales de la contrainte, parier sur une diffusion par les voies de traverse de l’exemple ? L’exemple, cette invitation à l’imitation d’autant plus forte qu’elle aura l’air de ne pas y toucher, au point, parfois, que le modèle façonne sans s’en apercevoir, sans stratégie intentionnelle, sans arrière-pensée. Juste, par fidélité à lui-même, l’opportunité de rendre aimables une attitude, une idée, une valeur. Et, dans la foulée, de les rendre désirables. Quand devenons-nous conscients de ces contagions qui nous constituent, au moins provisoirement, de sauvegardes délibérées en glissements inaperçus au moment où ils s’opèrent ? En la matière, le copier-coller ne représente pas une option. Ni pour le parent inspirateur, ni pour son enfant qui, d’altérations maladroites en métamorphoses hésitantes, pourra procéder à des infléchissements affranchis d’une tutelle qui aura fait son œuvre… et son temps. Des ajustements rendus possibles par une assurance gagnée, au jour le jour, à la force du poignet ou facilités par les circonstances de la vie qui libèrent parfois des portes qu’on se figurait cadenassées.
La transmission, bien huilée ou balbutiante, nous pose aussi la question des médiateurs, ces personnes qui aident à franchir le pas d’une émancipation… ou d’un nouvel asservissement ! Comment les reconnaître et identifier leur action entre admiration, séduction, contagion, magie ou toute autre forme apparente ou dissimulée d’influence ?
Pour approcher ces questions, nous nous proposons de convoquer quelques thèmes à partir desquels, dans le cadre familial et alentour, nous illustrerons les voies énigmatiques de la transmission. Face aux mystères de cette passation, une invitation à éviter de feindre d’en être les organisateurs. Mais aussi de refuser d’en être les jouets. Et tout autant les spectateurs. Se situer à distance de ces extrémités. Avec juste ce qu’il faut de sentiment de gratitude et d’appétit de liberté. Ou du moins, pour les plus lucides, ce qui en tient lieu.